CULTURE ET INCARNATION CHEZ CHARLES DE FOUCAULD

« Il vint à Nazareth, le lieu de la vie cachée, de la vie ordinaire… »(CdF)
Nous arrivons à une dimension non négligeable de la vocation du Frère Charles, celui de la Culture. Cette dimension a été présente dans plusieurs périodes de sa vie, mais avec des visées différentes, au gré de ce qu’il vivait à ces étapes de son existence.
Il est intéressant de suivre une ligne à travers laquelle nous pouvons lire comme un fil rouge : la cohérence du projet de Dieu dans sa vie tout en maintenant l’importance de la liberté humaine. Mon projet ici est de voir au fil de sa vie comment a évolué cette dimension, qui est devenue pour lui un moyen de s’incarner dans un peuple et de rejoindre Jésus à Nazareth.
Ne perdons pas ce fil conducteur. C’est pour cette raison qu’il faut faire un lien entre cet homme cultivé et son travail ardu sur la culture et sa façon de vivre sa vocation de « Nazareth ». Il ne perd nullement de vue la recherche de sa « chère dernière place » ! A défaut de pouvoir l’atteindre, il continuera à mettre ses pas dans ceux de Jésus en essayant de mieux faire corps avec son Bien Aimé Frère et Seigneur Jésus.
1-L’expérience du Frère Charles.
C’est à travers son existence, son expérience, que nous poursuivons cette façon d’appréhender le message que le Frère Charles nous laisse sur cette dimension de sa vocation.
Ce que l’on oublie parfois, c’est qu’il avait une bonne formation scientifique, et une grande culture, sous des apparences de paresse et d’indolence lors de sa jeunesse. Il est important de ne pas le figer dans l’image d’un homme à genoux au pied du Saint Sacrement, toujours en adoration.
S’il a donné beaucoup de temps de sa vie à la prière, notamment dans la période où il était en recherche de vocation, puis dans sa période monastique, puis lors de son séjour à Nazareth. Arrivé à Beni Abbès il a consacré beaucoup de travail et de temps à la pratique de la langue arabe et ensuite à Tamanrasset, à l’apprentissage de la langue touarègue. Il l’a fait dans l’esprit de Nazareth, qui était à la fois une expérience de prière, d’enfouissement et de relation.
Une recherche antérieure à sa conversion. : Une passion d’explorateur.
Essayons de comprendre cette soif d’apprendre à partir de l’expérience antérieure à sa conversion. Tout enfant, il ne brillait pas particulièrement dans les études. On peut le qualifier d’élève ordinaire. En primaire il était déjà bien noté en dessin : cela lui servira plus tard ! En secondaire, il aimait lire avec son ami Gabriel Tourdes, et des lectures à la fois puisées dans les auteurs anciens, et dans les auteurs modernes, comme pour nourrir sa non-foi en Dieu, voire même la justifier…
Il a dû apprendre un peu de cartographie durant sa formation à St Cyr et l’école de cavalerie de Saumur. Il aimait faire de cheval… et était un bon cavalier. Ce qui ne l’empêchera pas de sortir le dernier de sa promotion d’officiers de cavalerie !
Que va-t-il donc se passer, quel va être l’élément déclencheur de son goût d’apprendre, de perfectionner son savoir ? D’où va venir ce désir de s’approprier la langue de l’autre, de s’immerger dans sa culture, de devenir homme parmi les hommes, jusqu’à essayer de se fondre dans leur milieu ? Nous sommes arrivés après sa démission de l’armée, en fin janvier 1882. Il a 24 ans.
C’est l’époque des grands explorateurs, des grandes conquêtes coloniales. Il a été pris par le goût de l’aventure lors de l’expédition contre Bouamama, résistant algérien. Il a pris goût à une vie simple et spartiate.
Que va-t-il faire pour satisfaire ce goût de l’aventure ? La carte du Maroc est marquée par un grand blanc, et c’est une région encore inconnue de la France. Le désir de l’explorer le prend, par goût du défi, de faire ce que d’autres n’ont pas fait. Peut-être de se prouver à lui-même qu’il peut réussir, et aussi redorer le blason des de Foucauld qu’il a bien terni par sa conduite ?
Il se prépare donc pour son grand voyage au Maroc. Il prend 15 mois de travail minutieux pour apprendre l’arabe et l’hébreu, le yiddish.
Cela nous permet de mesurer déjà tout l’investissement qu’il met dans cette exploration. Tout indolent et paresseux qu’il était, il a appris pendant sa période de préparation militaire à faire des relevés géographiques, des cartes, à dessiner… Il dispose déjà d’un bagage pour se lancer dans l’aventure. Cela lui servira dans son expédition.
J’y vois les premiers pas d’une plongée dans un milieu. Bien sûr ce n’est pas pour des motifs religieux, il le fait par goût d’aventure et de célébrité. Mais Dieu se sert de tout pour le préparer à sa vocation future !
Il veut aller là où aucun européen n’est allé, comme il voudra vivre là où aucun prêtre n’a vécu. Cela tient du désir ici de réaliser un exploit tout humain, mais il a déjà en lui ce qu’il faut pour plus tard entrer dans l’âme d’un peuple et s’y incarner. Il y a là des pierres d’attente. Il ne partira pas de rien. Cela fait partie de la dimension « culturelle » de son existence, même si ce souci en soi ne l’effleure pas. Cela prendra plus tard une autre forme, celle de « Nazareth ». Nazareth prendra alors une teinte toute nouvelle, celle de devenir comme Jésus, de s’incarner dans un peuple par amour pour ce peuple et par amour de son Seigneur.
De juin 83 à mai 84, il entreprend cette exploration déguisé en rabbin juif avec comme compagnon Mardochée, un connaisseur du terrain, qui lui servira de guide. Il va donc explorer le sud marocain, faire des relevés cartographiques, entreprendre des relations avec ce peuple, côtoyer de près aussi bien des juifs que des arabes, mener aussi une vie semée de danger. Il va même risquer d’y perdre sa vie, et être sauvé grâce à des marocains.
Bref, il réussit et revient à Alger. Il devient célèbre. A Paris, en mai 1885, il reçoit la médaille d’or de la Société Française de Géographie. Il a 27 ans. Il devient célèbre. De mai 85 à janvier 86, il va faire un autre voyage l’année suivante dans le sud algérien et le sud tunisien.
En février, il s’installe à Paris et prépare son ouvrage « Reconnaissance au Maroc », il loue un appartement, dort sur un tapis enveloppé d’un burnous… Il garde une vie simple. Son livre sera publié en 1888. Il se convertit la même année, en octobre.
Si j’ai mis en avant cet investissement dans une autre culture », ce désir d’entrer dans la connaissance de la langue et des coutumes d’un peuple, c’est parce qu’il mettra à profit cet acquis pour réaliser plus tard cette dimension d’incarnation par l’enfouissement dans un peuple, mais pour d’autres raisons : celle de vivre à la façon de Jésus de Nazareth. Nous y arrivons.
Nazareth : une école qui passe par l’étude de la langue et de la culture.
Faisons un grand pas. Dès sa conversion – à 30 ans – Charles a voué sa vie à Dieu et opté pour la vie religieuse. Il a longuement cherché la façon dont il pourrait la concrétiser : pèlerinage à Nazareth, visite dans plusieurs monastères, et finalement options pour le monastère de Notre Dame des Neiges où il va rester peu longtemps. Finalement, il va partir à Akbès en Syrie, pour les raisons que nous avons déjà mentionnées, – c’est un monastère pauvre et éloigné de sa famille. Il va y séjourner six longues années. Retour à Nazareth où il désire y vivre dans l’humilité comme Jésus. Et enfin, décision, toujours en accord avec l’abbé Huvelin de recevoir le Sacerdoce pour rejoindre les plus lointains et y vivre son idéal de Nazareth. Nous sommes en 1901.
A Beni Abbès, il connaît la langue arabe, et va transcrire dans cette langue des passages d’Évangile, et aussi constituer un semblant de catéchisme à l’intention d’éventuels catéchumènes. Les Musulmans demeurent imperméables à cet effort d’évangélisation. Il n’insistera pas, et restera au milieu d’eux dans le respect de leurs coutumes et de leur religion. Il se fait construire un petit monastère pour accueillir éventuellement des Frères… qui ne viendront jamais !
Nous le rejoignons sur le chemin qui va le conduire de Béni Abbès à Tamanrasset. Il connaît déjà très bien l’arabe. En 1903, sur proposition de son ami Laperrine, il envisage de quitter Béni Abbès. Vous voyez que son désir de stabilité est bien loin, et. Il ne peut en effet se rendre de nouveau au Maroc, ce qu’il rêvait. Il s’en ouvre à Mgr Guérin et à l’abbé Huvelin. Et en janvier 1904, il commence une tournée d’apprivoisement qui va être longue et le mener dans un certain nombre d’oasis sahariennes. Son projet est bien d’évangéliser les Touaregs. Là est bien encore son souci premier. Durant ses longues marches, il apprend les premiers rudiments de tamashek (langue des Touaregs). Et il entreprend déjà une traduction approximative de l’Evangile dans cette langue.
En 1905, il obtient l’autorisation de Mgr Guérin et de l’Abbé Huvelin de participer à une tournée de nomadisation vers le Hoggar. Sa passion d’explorateur ne l’a pas quittée. Il rencontre en juin de cette année Moussa Ag Amastane, l’amenokal de la tribu des Ahaggar. En aout, il arrive à Tamanrasset et commence par vivre dans une hutte de roseaux. Puis il va se construire une petite maison en pierres et terre, la première du village. C’est le signe de son premier enracinement. Même si son projet est de refaire des incursions à Béni Abbès, il fait au moins preuve d’un désir de stabilité.
Il n’a rien perdu de son âme d’explorateur… et reprend quelques voyages, mais en 1907, il revient au Hoggar et son installation à Tamanrasset prend de plus en plus forme. Je passe sur ses allées et venues, ses absences de Tamanrasset, ses 3 voyages en France, mais c’est bien là qu’il va y élire résidence. Il s’est mis avec ardeur à la langue tamashek.
En 1908, il termine – déjà- en grande partie la transcription et la traduction de six mille vers touaregs. Il en terminera la copie définitive peu avant sa mort. Ce sont des poésies qui n’ont rien de mystique. Elles exaltent les prouesses des guerriers, les beaux yeux de la belle aux yeux noirs qui attend son amant au retour de la bataille, la beauté du pays, la belle allure de sa chamelle, que sais-je encore. Peu ont une consonance religieuse. C’est dire l’importance qu’il attache à ce que vivent les gens de cette région, à travers la découverte et l’expression de leur langue.
Il s’est déjà mis à l’œuvre pour d’abord la composition d’un petit lexique pour fournir aux militaires et aux futurs missionnaires un instrument pour pouvoir aborder le pays et sa population. Ce travail va prendre ensuite la forme d’un « Dictionnaire touareg », pour valoriser cette langue extrêmement riche, à partir de poésies touarègues et de textes en prose recueillis auprès de a population. C’est un travail immense qui va investir ses dernières années. Il y travaille parfois plus de 10 heures par jour ! Il va le terminer peu de jours avant sa mort tragique. En fait, il avait commencé sans trop de méthode. Un linguiste, Motylinski, va passer quelques jours avec lui et lui donner une ligne méthodologique qui va lui permettre de mener à bien cet énorme ouvrage de 4 volumes qui aujourd’hui encore fait autorité. Le 1er décembre 2016, a eu lieu à l’université de Tamanrasset un séminaire sur son dictionnaire.
Mais il regrette souvent de ne pouvoir terminer cette entreprise qui l’empêche de s’adonner au travail manuel :
« Le lexique me demande un temps qui dépasse mes prévisions. Je n’aurai pas fini avant trois ou quatre ans : cela fera bien douze ans employés à cela. C’est beaucoup ! » (À Mme de Bondy en 1912)
Et le 1er décembre 1916, jour de sa mort, il écrit à Raymond de Blic :
« J’ai fort avancé, mais non achevé, mes petits travaux de langue touarègue ».
En fait, son dictionnaire sera achevé quelques jours avant sa mort.
Le désir contrarié de travailler de ses mains… comme Jésus à Nazareth.
Ce qu’il désire surtout, pour rester dans cette ligne d’incarnation, c’est suivre Jésus dans l’intimité de Nazareth. Il fait tout pour travailler de ses mains dans la ligne de cette imitation. Il déplore souvent que ses travaux linguistiques ne lui laissent que peu de temps pour cet humble travail.
Le travail intellectuel pour lui-même lui répugne parfois… parce qu’il l’empêche de travailler de ses mains comme le faisait Jésus à Nazareth ! Et l’on sent bien qu’il a fait son travail linguistique plus par devoir que par goût ! Mais il l’a fait dans l’esprit que j’ai essayé de vous communiquer plus haut. Il a conscience de travailler pour les générations à venir. Mais de fait, ce travail est surtout apprécié aujourd’hui des Touaregs eux-mêmes !
Charles de Foucauld a eu toujours l’impression que le temps passé à l’étude de la langue et des coutumes de la population où il vivait était arraché en quelque sorte au travail manuel. Et pourtant il a travaillé d’arrache-pied, avec une ardeur peu commune. Ce qu’il faisait là était un travail d’enfouissement destiné aux générations futures tout en en tirant profit dans les contacts que cela pouvait lui donner.
Il a eu soif d’être comme Jésus à Nazareth enraciné dans la vie des gens qu’il côtoyait pour pouvoir y rayonner Jésus, même s’il n’en voyait pas les fruits. Il faisait œuvre de défricheur. Sa façon de témoigner n’était pas de le faire par les paroles, et pourtant Dieu sait s’il était capable de le faire, mais de rayonner de la charité de Jésus pour tout être humain. Sa vie voulait rejoindre Jésus de Nazareth.
Charles de Foucauld, en fait, n’était pas un linguiste de vocation. Nous pouvons nous demander qu’est-ce qui pouvait le pousser à tant investir sur la langue touarègue dans ce village d’une vingtaine de familles.
Ce travail est en ligne direct avec l’esprit de Nazareth et son projet de suivre les pas de Jésus sur ce chemin. Il n’a pas « joué », il n’a pas fait semblant, il n’a pas fait la comédie en vivant cette existence cachée dans ce coin perdu du Hoggar. C’est dans un souci d’incarnation, et surtout de préparer la voie à d’autres qu’il s’est attelé à cette œuvre immense. Pour se trouver en conformité avec son Maître et Seigneur Jésus, Verbe fait chair. C’est tout le sens de ce profond investissement. Il voulait d’ailleurs que son travail soit publié sous un autre nom que le sien. Toujours ce désir de petitesse et de chercher la dernière place ! Cet effort, ce désir nous rejoint comme Eglise dans notre souci d’incarnation au milieu d’un peuple, c’est pourquoi, il faut attacher tant d’importance à cette dimension de sa vie.
2- Notre vie d’Eglise sur les pas de Jésus avec le Fr. Charles.
Jésus s’est incarné pour aller à la rencontre des hommes et des femmes de son temps.
C’est devant les gens de Nazareth, là où il a grandi, au sein de la synagogue, qu’il a dévoilé le sens de son envoi :
« L’Esprit de Dieu est sur moi… Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés… » (Lc 4,18).
Comme nul n’est prophète en son pays, les habitants de ce village l’ont pratiquement chassé, comme on le fait pour un prétentieux gêneur des habitudes ancestrales. Pour qui se prend donc ce fils de charpentier, sans diplômes universitaires, et qui ose nous faire la leçon ?
Peut-être ce refus a-t-il déclenché sa décision d’aller voir ailleurs, puisque ses proches se sont montrés sourds et fermés à son message.
Mais n’oublions pas que cette démarche vers les siens a été précédée de trente années d’apprentissage dans la grande université de la vie!
Pendant trente ans, il a appris à être homme. Il a grandi comme les enfants de son âge, il est allé s’instruire dans la synagogue de son village; il a aussi appris les choses de la vie, de la mort, de la souffrance des gens de son temps. Il a exercé un métier, s’est sali les mains, a sué pour gagner sa vie.
N’oublions pas que Jésus a vécu au sein d’une grande famille. On se le représente souvent entre Marie et Joseph. C’est d’ailleurs ainsi que Charles de Foucauld l’imagine. Mais il a vécu dans la grande famille de Joseph, à qui Dieu avait dit en songe « Ne crains pas de prendre Marie chez toi, ta femme..(Mt 1,20) ». Et l’on parle de ses « frères et sœurs » pour dire qu’on le connaît bien !
J’aime penser qu’il a découvert en Joseph l’image du père idéal. Il a fallu qu’il en soit ainsi pour qu’il puisse dire un jour : « Quand vous priez, dites « Abba, Père ! ». En aurait-il été ainsi s’il avait eu avec Joseph une relation ratée ?
En méditant sur la vie à Nazareth, pensons à cette belle figure de Joseph. On le présente parfois sous les traits d’un vieillard tranquille. Pour moi, il incarne l’éternelle jeunesse de Dieu à qui est confié le Verbe incarné.
Dans cette université de la vie à Nazareth, il a observé les gens, les a écoutés: rien ne transparaît d’une quelconque activité de prédication pendant cette longue période. Avant de donner, avant de parler, il a longuement appris à recevoir : de ses parents, de ses contemporains, mais aussi et surtout de Dieu son Père, rencontré et découvert dans l’intimité, derrière la porte fermée de sa maison ou sur quelque montagne. A Nazareth, Jésus priait. Il a appris la prière par ses parents et son entourage.
Sa vocation commence par une longue confrontation avec la vie, par un long cœur à cœur avec l’Ecriture, Lui, le Verbe, la Parole de Dieu, Il s’est mis à l’étude. Car il a étudié, en autodidacte, et aussi sans doute sous la férule de quelques rabbins dans la synagogue de son village.
Avant de parler, de se révéler, il se tait et il écoute, il apprend, réfléchit, prie. Il se fait proche des autres, de leur vie quotidienne, de leurs soucis, de leur questionnement devant l’existence qu’il partage avec eux.
C’est à Nazareth que se prépare, que “fermente” le langage si simple des Paraboles. A travers elles, il nous dira ce que c’est que la croissance du grain, le travail de la vigne, du figuier. Mais aussi le travail des ouvriers. Et c’est de la contemplation des gens ordinaires qu’il fera l’étonnante proclamation des Béatitudes. Sa connaissance de l’Ecriture le prépare à ses affrontements avec les Pharisiens.
Il se prépare à être l’homme des autres, l’homme pour les autres.
Lorsqu’il quitte Nazareth et qu’il commence à cheminer sur les sentiers de Palestine, c’est d’abord pour aller rencontrer les siens et leur annoncer la Bonne Nouvelle: celle de l’amour universel de Dieu. C’est d’abord aux gens de son peuple qu’il s’adresse. C’est vers eux qu’il dirige ses pas.
« Et le Verbe s’est fait chair, et il a demeuré parmi nous » (Jn 1,14).
En Jésus, le Verbe de Dieu s’est incarné et il a établi sa demeure au sein de notre humanité. Il a voulu apprendre le dur métier de vivre dans une époque et un pays précis, il a parlé la langue et suivi les coutumes d’un peuple. Il est devenu de ce peuple, il a travaillé de ses mains, s’est mêlé à la vie des gens. Nous voulons nous aussi à la façon de notre Maître, participer à la vie de ce peuple où nous vivons. Vous saisissez ce que cela peut exiger pour nous, ses disciples !
Cela met la culture en lien profond avec l’Incarnation.
C’est d’ailleurs dans ce sens que le Concile a compris la culture :
« Entre le message de salut et la culture, il y a de multiples liens. Car Dieu, en se révélant à son peuple jusqu’à sa pleine manifestation dans son Fils incarné, a parlé selon les types de cultures propres à chaque époque » (Gaudium et Spes. L’Eglise dans le monde de ce temps. N° 58)
L’incarnation par la culture est d’abord un engagement à être présents les uns aux autres et à nous accueillir dans nos différences. En France, (comme je l’ai vécu au Sahara) regardant nos communautés diocésaines, nous sommes issus de nations et d’ethnies différentes, de langues maternelles différentes, de mentalités différentes. Et nous sommes présents dans un monde marqué par la différence. La dimension de culture, surtout dans les périphéries de nos grandes villes est de plus en plus marquée. Sans parler de la culture globale qui tend à effacer les autres !
Dès lors, notre engagement chrétien s’inscrit naturellement dans notre vocation commune : connaissance du langage, des coutumes, des traditions religieuses et culturelles, dans le plus grand respect de ceux avec qui nous vivons. Entrer dans la culture de l’autre, c’est à la façon du Christ, s’incarner là où nous sommes et partager son humanité.
S’incarner, c’est d’abord se mettre à l’école du langage, apprendre à parler pour entrer en relation. Au Maghreb, nous faisons de notre mieux pour donner cette possibilité notamment aux nouveaux arrivants et arrivantes. Nous savons toute l’énergie que Charles de Foucauld a déployée en lien avec sa vocation de vie à Nazareth, combien d’heures de travail acharné, de fatigue. C’est aussi une tâche de l’Eglise de faire cette démarche, pas seulement pour apprendre la langue mais aussi mieux comprendre la culture de l’autre pour mieux y semer le levain de l’Evangile. Cet effort n’est-il pas à faire aussi dans notre monde moderne sur lequel plane tant de peurs et de suspicion ? N’est-ce pas aussi un monde à approcher et à sauver ?
Cette dimension va aussi dans un autre sens, celui du partage culturel: dans un fraternel échange, mettre l’autre en mesure de mieux connaître sa propre culture, son histoire, et aussi l’ouvrir à d’autres cultures. Tout le travail fait dans nos bibliothèques et les cours de langue, sont un élargissement de notre horizon vers l’autre. Ces activités sont aussi des « plateformes de rencontre » pour reprendre une expression de Pierre Claverie, où nous nous ouvrons à notre humanité plurielle. Dans une émulation mutuelle, nous montrons qu’il est possible de nous rencontrer sur le terrain de nos différences culturelles : c’est un partage d’humanité, une stimulation commune pour une terre plus humaine. Pour reprendre une expression du Fr. Christian de Chergé : nos différences prennent alors le sens, la direction, d’une communion.
+Claude Rault.

Charles de Foucault devant sa première chapelle à Tamanrasset (Hoggar) 1905