“Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa propre croix et ne me suit pas ne peut être mon disciple.”
Waouh, ce ne sont pas des mots faciles et de toute évidence, considérant les liens familiaux étroits qui unissaient les juifs, en particulier, ces mots devaient sembler presque hérétiques. De telles paroles peuvent en effet sembler exagérées alors que nous sommes si souvent convaincus que la famille doit passer en premier, que l’allégeance à nos proches doit passer en premier ; il ne peut en être autrement. L’allégeance à ma province d’origine doit aussi passer en premier, l’allégeance à mon pays, à ceux de la même origine ethnique doivent certainement avoir la priorité. Que cela nous plaise ou non, la vie évangélique n’est pas facile ; elle n’a jamais été conçue pour être facile. Dans les évangiles, Jésus met souvent en garde les disciples contre les défis qu’ils auraient à relever – il les avertit que le chemin de la vie de disciple sera accidenté et escarpé, plein de rebondissements et que nous serons souvent mis au défi de discerner où se trouve notre allégeance. Pas étonnant que l’évangile soit difficile à croire, pas étonnant que tant d’entre nous aient peur de lâcher prise, que nous n’aimions pas perdre à cause de tout ce à quoi nous nous accrochons et de tout ce qui constitue notre identité, notre famille, nos ambitions, notre sécurité, notre prestige, notre pouvoir et tout le reste. Lâcher prise va à l’encontre de notre culture et, comme les disciples nous vacillons, nous hésitons ; nous ne savons pas trop à quoi nous en tenir ; nous sommes ambivalents, partagés entre notre intention de faire la volonté de Dieu et notre intention de poursuivre nos propres désirs.
Pourtant, selon les évangiles, être disciple signifie être d’un dévouement total. Cela exige le don total du cœur, de l’esprit et de la vie – et pourquoi donc ? À cause du Royaume et de ses valeurs. Le christianisme vécu à moitié n’est pas le christianisme ; l’engagement de disciple vécu à moitié n’est pas un engagement de disciple ; une foi partielle en l’interculturalité n’est pas de l’interculturalité. Il faut y travailler, cela exige beaucoup de temps, beaucoup d’énergie et tout notre engagement.
Quand j’étais dans la première phase de formation, il y a tant d’années, nous avions l’habitude de chanter une chanson – ” et ils sauront que nous sommes chrétiens par l’amour que nous avons les uns envers les autres “. Comment les gens sauront-ils que nous sommes missionnaires d’Afrique ? Ils le sauront par notre vie engagée à l’interculturalité, par notre désir de marcher avec les petits de ce monde, les opprimés et les faibles dans une terre et une culture qui ne sont pas les nôtres mais où les gens que nous nous efforçons de servir sont devenus nos frères et nos sœurs, notre famille. Ils sauront que nous sommes missionnaires d`Afrique parce que dans les communautés interculturelles dans lesquelles nous vivons et travaillons, nous offrons un aperçu de ce que le monde pourrait être, sans ses divisions, ses préjugés, sans le souci égocentrique constant de protéger, de sauvegarder notre petite personne.
Je pense donc que Jésus ne se contente pas de dire “aime-moi davantage”, mais qu’il nous avertit que si nous vivons vraiment la vie de disciple, nous serons accusés de “haïr” nos familles. Si nous vivons vraiment en tant que communautés interculturelles, on risque d’être accusés de tourner le dos à notre propre culture, à nos origines ou à notre propre pays. Certains diront que nous mettons en danger les intérêts de ceux dont nous avons la responsabilité, ils nous accuseront de ne pas aimer notre pays, nos familles ou ceux avec qui nous devrions être culturellement solidaires. C’est là que la vie de disciple commence vraiment à nous coûter cher.
Le fait est que le véritable amour comporte toujours des risques. La véritable interculturalité comporte toujours des risques. Une véritable vie en communauté interculturelle implique toujours de dépasser nos zones de confort. En tant que missionnaires d’Afrique, nous sommes certainement de ceux qui peuvent montrer la voie, même si certains pourraient croire que nos communautés reposent sur des fondations à risques, controversées sur le plan social et où les confrontations et les conflits d’intérêt sont inévitables. Mais c’est là que l’appel à la vie de disciple, l’appel à être de vrais témoins de cette manière différente d’être au monde, vaut certainement la peine, quels que soient les malaises et les difficultés de mise en route qui peuvent survenir.
Il est vrai que Jésus ne veut pas que nous haïssions nos proches, notre nation – nous ne sommes même pas appelés à haïr notre vie ; nous sommes appelés à aimer, et aimer signifie que nous devons être prêts à sacrifier bien des choses et à éviter les situations ou même les relations qui nous empêchent de vraiment aimer. Jésus nous dit qu’en lui nous formons une seule et même famille – nous sommes tous frères et sœurs et nous devons nous entraider dans nos efforts à vivre l’Evangile d’une manière toujours plus puissante. C’est sûrement vrai pour nous qui désirons tant vivre dans des communautés interculturelles. Jésus est passé par ce chemin avant nous, et quand nous nous rassemblons autour de cette table eucharistique, cela nous rappelle que son corps et son sang ont été versés pour que nous soyons « un ». Sa vie et sa mort nous rappellent que de l’autre côté des eaux profondes du discrédit, des préjugés, de l’égocentrisme se trouve une nouvelle façon d’être frères et sœurs, une nouvelle façon de témoigner dans le monde : à la fin de cette belle session sur l’interculturalité, nous devons nous engager à nouveau pour que notre communauté, de manière modeste, devienne ainsi témoignage puissant de guérison et d’intégrité dans un monde divisé et blessé.
Francis Barnes