Lorsqu’en 2021, ma nomination au Sud-Soudan a été connue, j’ai reçu quelques messages allant de souhaits de prière inspirants à des commentaires éprouvants sur le Sud-Soudan. Quelqu’un a écrit : “Il y a tellement de violence dans ce pays ; j’aimerais que tu n’aies pas à y aller”. Un autre a demandé avec regret : “Pourquoi êtes-vous toujours nommés dans des pays déchirés par la guerre? Vous quittez le Mali, un pays troublé, pour aller dans un pays pire encore. Vous passez de la poêle à frire au feu”. Un ami musulman a raillé : “Ce pays ne devrait pas exister ; pourquoi y aller ?”. Plus sérieusement, un autre a dit : “Les gens de ce pays ne sont pas bons, ils te tueront”.
En réfléchissant à ces commentaires, j’ai décidé de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour éviter d’entendre d’autres réflexions de ce genre, de peur que les pires choses ne soient dites pour m’effrayer. J’étais déterminé à sauvegarder ma paix intérieure et à me libérer des griffes de l’anxiété. Heureusement, dans une mesure appréciable, j’ai réussi à ne pas me laisser perturber par les avertissements effrayants que ces commentaires signalaient, car les petits échos de violence qu’ils contenaient m’échappaient. Cependant, au fil des jours, plus je me renseignais sur le Sud-Soudan en vue de mon éventuel voyage, plus les commentaires s’imposaient comme une évidence. Dans la plupart des documents que j’ai lus, la violence, la guerre, les conflits, l’insécurité, la pauvreté et la souffrance étaient les sujets récurrents. En approfondissant mes recherches, j’ai découvert que le Sud-Soudan, bien qu’étant le pays le plus jeune du monde, était, selon le classement de l’indice mondial de la paix, “le pays le plus dangereux d’Afrique et le quatrième endroit le moins sûr du monde”.
Lorsque je suis finalement arrivé au Sud-Soudan, la réalité sur le terrain était plus éloquente que la somme de tout ce que j’avais appris jusqu’alors. La vague de violence et ses terribles conséquences sont criantes. Le récit des témoins oculaires et des victimes survivantes fait état de la peur, du chagrin, du désespoir, de l’incertitude et d’une grande souffrance. Lors de ma première rencontre avec Mgr Stephen Nyodho Ador, l’évêque du diocèse de Malakal auquel nous appartenons, il a déploré le poids des destructions subies par le Sud-Soudan à la suite des terribles violences qui l’ont frappé entre 2013 et 2016. En se référant spécifiquement à sa ville natale et au siège de son épiscopat, il a déclaré que “Malakal est en ruines”.
Comme le prophète Jérémie
Ce n’était pas exagéré ! En effet, la violence et la guerre ont laissé les villes de Malakal, Renk, Wedakona et d’autres encore, dans une terrible désolation. Si l’on se rendait dans ces villes en 2013 ou 2014, les scènes horribles auraient pu nous amener à nous lamenter comme le prophète Jérémie : “Si je vais à la campagne, je vois des gens tués par l’épée ; si je vais à la ville, je vois des gens torturés par la faim ; même les prophètes et les prêtres errent dans le pays, à bout de forces. Tu as rejeté Juda ? Ton âme se révolte-t-elle contre Sion ? Pourquoi nous as-tu frappés sans espoir de guérison ? Nous espérions la paix, mais rien de bon ne s’est produit ! Pour le moment de la guérison, rien d’autre que la terreur !” (14, 18-19).
Cette plainte du prophète peut sembler exagérée. Néanmoins, elle donne une image mentale vivante du niveau de violence et des conséquences horribles dont le Sud-Soudan a souffert peu après son indépendance en 2011. La joie de l’indépendance et de la liberté a été de courte durée. Les gens espéraient la paix et la prospérité, mais en quelque sorte, “rien de bon n’en est sorti”. Ils espéraient un moment de guérison, mais la terreur a frappé à la place ! On ne peut que s’interroger : “Seigneur, as-tu rejeté le Sud-Soudan ? Ton âme même déteste-t-elle son existence ?”
Un jeune homme d’Akobo, l’une de nos étapes, a raconté que quelque part à la périphérie de la ville, gisaient de nombreux crânes que lui et un prêtre avaient découverts au cours d’une promenade. Il m’a proposé de l’accompagner pour voir, mais j’ai décliné son invitation, de peur que les paroles du prophète ne s’accomplissent à mon oreille : “Si je vais dans la campagne, c’est là que gisent ceux qui ont été tués par l’épée”. Né de luttes courageuses et de grandes souffrances, le Sud-Soudan n’a pas encore atteint son sabbat ni trouvé son véritable repos. Comme Ramah, il pleure sans consolations, parce que la violence a usurpé la paix de ses enfants et les a plongés dans une insécurité perpétuelle.
Qu’est la violence au Sud-Soudan ?
La violence est un concept aux multiples facettes et, en tant que tel, aucune définition unique ne peut être absolue. Dans le contexte du Sud-Soudan, j’ai tendance à penser que toute définition connue de la violence est applicable. L’Organisation mondiale de la Santé définit la violence comme « l’utilisation intentionnelle de la force physique, de menaces à l’encontre des autres ou de soi-même, contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fortement d’entraîner un traumatisme, des dommages psychologiques, des problèmes de développement ou un décès ». Je trouve que cette définition est la plus appropriée, car chaque élément qu’elle contient s’applique à toute forme de violence prise au hasard au Sud-Soudan. J’observe cependant que cette définition n’est pas encore comprise par une majorité de personnes qui confondent la violence avec la bravoure, ou plutôt qui interprètent à tort la violence comme un acte de bravoure justifié.
Dans certaines cultures, par exemple, le passage à l’âge adulte justifie les razzias de bétail, d’enfants ou de femmes, car cet acte confirme que le jeune est suffisamment “courageux et responsable” pour prendre sa place dans la société. Il va sans dire que la violence n’est pas perçue comme quelque chose d’intrinsèquement négatif. En fait, ce que la plupart des cultures considèrent comme de la violence n’est pas encore compris de cette manière par d’autres cultures.
Les différentes facettes de la violence et leurs causes sous-jacentes
Il existe autant de types de violence que de causes sous-jacentes. Il existe une lutte pour la domination ethnique/tribale et économique entre les groupes ethniques. Cette lutte est motivée par leur désir caché d’accéder au pouvoir politique et à la gouvernance. De là naît la violence politique, tribale/ethnique. L’indépendance, l’identité culturelle, la liberté religieuse, entre autres, étaient les objectifs primordiaux de tous les Sud-Soudanais bien intentionnés avant l’indépendance. Après l’indépendance, il semble y avoir eu un changement progressif de vision, d’idéaux et de valeurs. L’esprit de nationalisme et de patriotisme semble céder la place aux intérêts ethniques. Il semble désormais important de savoir qui dirige et qui est dirigé, d’où les luttes incessantes pour le pouvoir politique. Il existe également d’autres formes de violence communautaire et ethnique qui ne sont pas directement motivées par un désir de pouvoir politique ultime. Cette violence éclate entre les communautés principalement sur la base d’intérêts territoriaux, agricoles et autres intérêts socioculturels. Les tribus se livrent constamment à des raids meurtriers réciproques pour s’emparer du bétail, des enfants et des femmes. Le prix élevé de la fiancée, l’infertilité perçue dans certaines tribus et l’insuffisance des pâturages pour le bétail sont considérés comme des causes sous-jacentes de cette catégorie de violence. Le niveau d’insécurité créé par ce type de violence augmente malheureusement à un rythme alarmant. La plaque tournante de ce type de violence est l’État de Jonglei, qui est le territoire ecclésial des Missionnaires d’Afrique de la paroisse Saint-Paul.
À l’heure où j’écris ces lignes, je suis informé de source sûre que plus de vingt personnes ont été tuées lors d’un violent affrontement entre deux tribus à Duk, l’une de nos antennes. À la violence communautaire s’ajoute la violence subtile et systématique des meurtres par vengeance, dont la cause est, selon moi, le dysfonctionnement de la culture et de la religion. Il y a aussi la violence domestique ou sexiste, dont les victimes sont principalement des femmes et des enfants. La violence interpersonnelle est également un phénomène courant, car les individus, le plus souvent dépassés par les effets d’autres formes de violence, subissent des attaques, des abus, des menaces, ou évacuent simplement leur colère les uns sur les autres. En tant que berger, je suis blessé par mes brebis blessées à cet égard. Pourtant, je dois rester leur berger.
La violence collective persistante (guerre) de ces dernières années a entraîné une forte prolifération des armes au Sud-Soudan, ouvrant la voie à la poursuite du cycle de la violence. En raison de l’accès facile aux armes, les groupes armés se multiplient et exercent une violence sporadique sur la population.
Les effets de la violence
Les effets de la violence sont multiples. La violence a laissé de nombreux Sud-Soudanais traumatisés, émotionnellement engourdis et agressifs. Le saccage des villages et des villes a retardé et continue d’entraver le développement des infrastructures du pays. Le diocèse de Malakal, par exemple, a perdu plus de 30 voitures et d’autres biens ecclésiastiques de valeur au cours des violences de 2013. Les effets désastreux de la faim et de la famine, dus à la baisse de la productivité économique sont étroitement liés à cette situation. Chaque fois que la violence éclate, elle gèle les activités économiques, ce qui entraîne une pauvreté persistante. Sur le plan social, la violence a aliéné certains groupes, tribus et individus. Il est inutile de préciser que les pertes massives de vies humaines et les déplacements de population provoqués par la violence ont également entraîné une recrudescence des familles dysfonctionnelles, une situation qui entrave le bon développement des enfants. La violence a privé de nombreuses familles de leur figure paternelle, car trop souvent les hommes périssent au cours des affrontements. Il faut également souligner que la violence affecte négativement la foi et la morale des gens, car certains, à la suite d’expériences amères, perdent espoir en Dieu et en l’humanité. Pour certains, il est facile d’ôter la vie à un être humain. Cela montre la profondeur de l’irreligiosité et de la décadence morale que la violence peut provoquer.
Que fait-on pour réduire la violence et guérir les victimes ?
Au niveau national et international, des efforts sont déployés pour lutter contre la violence au Sud-Soudan. Jusqu’à présent, l’accord revitalisé d’Addis-Abeba de 2018 sur la résolution du conflit dans la République du Sud-Soudan a donné quelques résultats positifs, même s’il reste encore beaucoup à faire. Une paix fragile règne dans tout le pays. La visite œcuménique de paix du pape François et de ses pasteurs alliés au Soud-Sudan a contribué de manière significative à la guérison nationale, à la construction de la paix et à la restauration de l’espoir dans le pays.
Existent également de nombreux programmes de soutien gérés par de nombreuses organisations et institutions non gouvernementales locales et internationales, dont certaines visent à réduire la violence par la consolidation de la paix, l’éducation, les soins de santé et d’autres activités similaires. Elles proposent également divers systèmes de soutien humanitaire axés sur l’hébergement, l’alimentation, l’accompagnement, la guérison et la réhabilitation des victimes de la violence.
L’Église du Sud-Soudan est également en première ligne pour aider les victimes de la violence. Le diocèse de Malakal, par exemple, rend un immense service à des milliers de victimes fuyant la violence du Soudan voisin en leur offrant un transport gratuit pour rejoindre Malakal depuis la ville frontalière de Renk. En tant que nouvelle communauté des Missionnaires d’Afrique, notre humble devoir apostolique est de soutenir les efforts de l’Église locale en apportant notre “tout à tous”. Dans cet océan de violence, nous nous présentons consciemment comme des “témoins du Royaume”, car nous savons que celui à qui appartient le Royaume est au milieu de son peuple. Nous rompons le pain chaque jour en priant pour le peuple. Concrètement, alors que nous sommes encore en train de trouver nos repères en tant que communauté nouvelle, nous cherchons d’abord à nous lier d’amitié avec les gens. Cela nous permettra de gagner leur confiance et, à partir de là, de vivre ensemble comme des frères et sœurs. Pour l’instant, en raison du manque de ressources à notre disposition, nous nous contentons de faciliter l’organisation de cours sur la guérison des traumatismes, la promotion de la justice et de la paix, l’autonomisation des femmes, etc.
Parmi nos nombreux projets pastoraux, le réveil de la foi et l’éducation à la transformation sont prioritaires. Nous sommes convaincus, sans l’ombre d’un doute, que seule une bonne éducation associée à une foi ferme peut briser la chaîne vicieuse de la violence et apporter le développement, car les gens périssent par manque de connaissances ; ils sont à la traîne par manque d’état d’esprit positif. Nous sommes certains que le Seigneur n’a pas totalement rejeté le Sud-Soudan, et vous non plus !
Par: Cletus Atindaana, M.Afr.