Qui de nous n’a pas vécu des conflits au sein de nos communautés ? Nous sommes loin d’un état paradisiaque de paix absolue. D’après mon expérience, le thème du conflit provoque facilement un malaise. Il renvoie à des réalités quotidiennes que nous vivons. Ne pas vouloir percevoir les conflits, ne pas en parler, les ignorer ou encore se précipiter à retourner à un état de tranquillité apparente, sans vraiment gérer ces conflits de manière constructive, sont des attitudes et des habitudes que nous observons, notamment dans nos milieux religieux. Il n’est alors pas surprenant que les conséquences se répercutent sur notre vie communautaire et que des confrères continuent à mijoter leurs frustrations et leurs mécontentements.
Des conflits latents
Suite aux formations interactives et participatives sur la gestion, la prévention, la résolution et la transformation des conflits que j’ai pu organiser avec des religieux et religieuses de différents Instituts, ma sensibilisé aux conflits communautaires s’est progressivement développée, façonnée et intensifiée au cours des 20 dernières années. Je découvre en moi un regard éveillé et alerté qui aperçoit rapidement des conflits latents, cachés et sous-jacents. Plusieurs confrères m’ont déjà fait la remarque que je « crée » des conflits. Créer n’est pas le mot juste, car il s’agit plutôt de rendre visible ce qui est caché. Il est dommage que nous ne parlions pas, ou pas suffisamment, de ces conflits latents. Nous ne saisissons pas ces opportunités pour renforcer et consolider notre vie communautaire. Nous n’offrons pas assez de conditions favorables au sein de la communauté pour en parler avant que la situation ne pourrisse, ne devienne trop explosive et, dans certains cas, n’éclate violemment. Nommer un conflit, l’aborder en communauté, s’écouter mutuellement, faire attention de ne pas confondre l’objet du conflit avec le confrère en face, chercher ensemble des solutions et se mettre d’accord pour transformer la situation d’une façon constructive, ce n’est pas un rêve. Selon mon constat personnel, c’est une pratique que nous n’apprenons pas assez pour la vivre continuellement dans nos communautés.
L’interculturalité
Je me demande si certains malaises ne proviennent pas de nos représentations du conflit. Pour ma part, je perçois un conflit comme une opportunité de changement, une chance de transformation continue. Une communauté qui maintient à tout prix la tranquillité et le statut quo se prive de grandir et d’avancer ensemble. N’oublions pas que dans le conflit, la divergence ou la dispute, s’opère toujours en même temps une forme de mise en relation, une rencontre avec l’autre, selon Georg Simmel. Parce que nous ne sommes pas indifférents l’un à l’autre, nous vivons des moments conflictuels. D’ailleurs, lorsque nous voulons bâtir des communautés interculturelles en vue du témoignage prophétique, de nombreux malentendus interculturels apparaissent inévitablement. Alors, je me pose la question : si nous, Missionnaires d’Afrique, mettons-nous suffisamment le paquet sur le processus d’apprentissage et d’acquisition des compétences interculturelles. L’enjeu est que chacun de nous puisse s’outiller solidement afin que nos conflits soient gérés, résolus et même transformés d’une façon constructive. Vivre ensemble ce processus de transformation consolide la confiance mutuelle, motive, stimule et encourage à s’impliquer pleinement dans la vie et le projet communautaire. Le processus de la transformation du conflit fortifie donc les relations entre les confrères et renforce l’esprit d’appartenance et d’identité commune.
A Bruxelles
Récemment, j’ai aperçu une affiche intéressante lors de mes promenades dans la commune d’Etterbeek à Bruxelles. La commune offre un service de médiation interpersonnelle aux résidents. Lorsqu’il y a des conflits entre voisins, causés par exemple par le bruit, la pollution, des habitudes et des modes de vie différents, les parties en conflit peuvent faire appel aux médiateurs/trices. Il s’agit de tierces personnes, plutôt neutres, qui offrent leurs compétences et facilitent la recherche d’une solution qui convient le mieux aux parties en conflit. Au sein de l’Église, au sein des Instituts religieux, la médiation n’est pas encore assez développée. C’est bien dommage, car dans nos communautés, ces médiateurs/trices peuvent être une alternative intéressante, surtout lorsque le conflit entre confrères s’aggrave et risque de bloquer les relations. Dans de tels cas, le provincial lui-même ou son délégué sont notamment appelés à intervenir avec force.
Dans nos engagements missionnaires
Le thème de la médiation me permet maintenant d’aller au-delà de nos communautés de Missionnaires d’Afrique. J’aimerais focaliser davantage notre regard sur nos engagements missionnaires.
Lors du dernier Chapitre général, nous nous sommes fixés des priorités missionnaires : « être envoyé dans les zones de fractures, aux périphéries du monde et de l’Eglise », notamment auprès des migrants, et témoigner dans « un monde de plus en plus polarisé où le tribalisme, le racisme, le fondamentalisme religieux et la cupidité divisent les personnes » (Actes Capitulaires 2022, p.21). Ces priorités nous conduisent inévitablement dans des contextes et des situations conflictuels.
Prenons l’exemple de la migration. En Europe, plusieurs élections se préparent, y compris celle de l’Union européenne. Il est sûr que le thème de la migration et de l’asile est utilisé pour polariser, attiser des ressentiments, propager des stéréotypes racistes et xénophobes, provoquer des émotions négatives et des colères contre les migrants, et faire escalader des conflits même par la violence. La réflexion suivante de Klaus Kraemer est révélatrice. Selon lui, les conflits de répartition face à l’inégalité économique au sein d’une nation, ne se dirige pas contre le « haut » (riches, privilégiés), mais contre les étrangers et les immigrés, c’est-à-dire vers le « bas » et vers l’« extérieur ».
Que ferons-nous face à ces conflits latents et ouverts ? Comment réagissons-nous ? L’Église catholique nous sollicite à accueillir, protéger, promouvoir et intégrer les migrants et les réfugiés (François, Journée Mondiale du Migrant et du Réefugié, 2018). En ce qui concerne l’intégration, notons que la pratique de la médiation sociale, en particulier la médiation interculturelle, a un potentiel énorme afin de contribuer à la construction de la cohésion sociale et de la paix sociale. D’ailleurs, nous sommes appelés à promouvoir la fécondation réciproque des cultures (Jean Paul II, Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié, 2005), à reconnaitre mutuellement les richesses, les possibilités et les limites des cultures (Fratelli Tutti, 147), et à vivre la culture de la rencontre (Fratelli Tutti, 215). A travers nos engagements interculturels nous vivons pleinement et authentiquement la Mission inter gentes en contribuant à la paix, la cohésion sociale et la fraternité universelle.
En même temps, nous sommes interpellés à veiller à ce qu’existe un cadre politique dans lequel les décideurs garantissent l’accueil et la protection des migrants. En conséquence, nos votes aux élections sont extrêmement importants, en particulier dans des sociétés de tendance de tribalisation et de recours désespéré à un régime public autoritaire, sous la forme d’un État nationaliste qui défend les intérêts de la tribu, selon l’analyse de Gaël Giraud.
J’aimerais conclure avec une parole sage de Vinicius De Moraes : « La vie, c’est l’art de la rencontre, même s’il y a tant de désaccords dans la vie » (Fratelli Tutti, 215). Que nos différences puissent coexister en se complétant, en s’enrichissant et en s’éclairant réciproquement ; voilà un souhait pour nous tous (Fratelli Tutti, 215).
Par: Andreas Göpfert, M.Afr.