
Lorsque j’observe mes canards, je vois combien la loi naturelle est cruelle et qu’elle ne fait pas de place aux plus vulnérables : un caneton né handicapé ou un étranger égaré de son nid ne pourra pas survivre. La loi de la nature, c’est « chacun pour soi » ou « que le meilleur gagne » ; c’est la loi du plus fort. Les plus vulnérables périssent, éliminés. Seuls les plus forts résistent.
Il en va tout autrement de la loi d’amour que nous enseigne Jésus-Christ. Il nous dit au contraire de faire attention aux petits : « Laissez les petits enfants venir à moi ; ne les empêchez pas, car c’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume de Dieu » (Mc 10, 14) ; « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux. » (Mt 5, 3) ; il nous dit de donner notre vie pour nos frères et sœurs (Jn 15, 13) et en particulier pour ceux dans le besoin : « Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger… » (Mt 25, 35) ; « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).
En communauté
Il n’est pas nécessaire d’aller loin pour vivre cela. Déjà dans ma communauté me sont données chaque jour des occasions de choisir la loi d’amour du Christ plutôt que la loi naturelle : laisser les autres à table se servir d’abord ou leur laisser les meilleurs morceaux, plutôt que me précipiter pour avoir une bonne part ; reverser mes salaires et revenus à la Société plutôt que les conserver pour mes besoins personnels ; choisir un style de vie simple plutôt qu’un confort exigeant ; renoncer à moi pour faire place à l’autre…
Cela est d’autant plus vrai que, parfois, me sont donnés comme confrères dans ma communauté des « confrères en situation de difficulté » selon un de nos jargons pour désigner des confrères qui ont sombré dans des addictions et/ou qui se sont éloignés de leur vocation d’apôtres. Les accepter ainsi sans juger ni critiquer, vivre à leurs côtés, porter sur eux le regard d’amour de Jésus, supporter les conséquences désagréables sont des aspects de la mission auprès des plus vulnérables. Ils me rappellent aussi mes propres fragilités et vulnérabilités ; c’est dans un esprit de solidarité et de fraternité que nous pouvons ensemble cheminer.
Au-dehors
Si je sors de la communauté, je n’ai pas à aller loin pour rencontrer d’autres plus vulnérables : dans nos rues vivent des jeunes qui se débrouillent comme ils peuvent, « font » les poubelles des salles de fêtes, se droguent, se bagarrent et se blessent. Il y a aussi un voisin militaire qui s’est abîmé par la drogue, qui s’habille de plastiques et de sacs et qui effraie parfois certains de nos visiteurs. Là encore, porter sur eux le regard de Jésus, causer avec eux quand ils m’interpellent, tisser des liens petit à petit dans le quotidien. Les jeunes de la rue nous ont ramené un jour notre chienne qui s’était sauvée, je les ai récompensés. Nous les associons à nos opérations « salongo » pour ramasser les déchets et les ordures de notre rue. En récompense, nous leur donnons quelques vivres.
Que dire des mendiants qui passent leurs journées à attendre un petit geste des passants ? Même si je ne leur donne rien, je peux toujours les saluer. A chaque sortie de messe le dimanche, il y a les habitués. J’essaie de ne pas donner toujours aux mêmes. Je reçois le sourire et les mercis d’une petite dame handicapée comme une bénédiction.
Le partage de carême
Notre effort de carême cette année (2024) a été encouragé par une initiative des fidèles qui prient avec nous. Les dons (argent, pagnes, sel, savon) nous ont permis de porter secours à des malades hospitalisés à la Fomulac et de vivre des moments intenses de joie partagée. Ainsi quelques malades indigents qui ne pouvaient pas régler leurs factures ont été libérés. Joie de donner et joie de recevoir, joie divine, joie du Royaume qui grandit.
Ces gestes de partage, nos confrères en paroisse les connaissent bien. Ils sont organisés à travers les services de Caritas et les apostolats des fidèles. C’est ainsi que les paroisses de Bukavu s’organisent à tour de rôle pour porter à manger aux prisonniers de la prison centrale, aux malades de l’hôpital provincial… A la paroisse de Katoy, des distributions ont été organisées en faveur des déplacés internes, réfugiés dans les camps de fortune aux périphéries de Goma. Ces gestes d’apostolat et de charité sont ponctuels et sans cesse à renouveler : « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous » (Jn 12, 8).
Autres institutions
Il y a aussi des structures plus durables qui aident différentes catégories de vulnérables : le centre Heri Kwetu pour les handicapés, le service social de l’hôpital provincial pour les malades indigents, etc… Notre confrère Bernard Ugeux grâce à un réseau d’amis et de bienfaiteurs, contribue au fonctionnement du Centre Nyota pour l’accueil, la formation professionnelle de 3 à 5 ans et la réinsertion de jeunes filles vulnérables, victimes de violences. Il suit aussi un atelier de menuiserie à Kamituga pour la formation de jeunes garçons exploités dans les mines. Ces structures dépendent financièrement des bienfaiteurs pour fonctionner, mais elles permettent à des personnes de se remettre debout et de sortir quelque peu de leur situation de vulnérabilité et cela, ça n’a pas de prix.
Mais attention aux dérives ! Pour que ces actions soient des manifestations authentiques de la foi chrétienne, il faut qu’elles soient animées par la loi d’amour du Christ et non pas par la loi naturelle : combien d’ONG en effet font-elles leur fonds de commerce de la vulnérabilité des personnes, sans toutefois réellement accorder aux vulnérables la première place ?
Par son incarnation et par sa mort d’amour sur la croix, Jésus-Christ, Dieu, s’est fait lui-même le plus vulnérable. Que son exemple nous guide et nous inspire !
Par: Pierre Petitfour