Avec la multiplicité de ce que l’on propose aujourd’hui comme étant des valeurs de notre société, il n’est plus chose aisée de définir l’éducation. Avec la tendance actuelle de tout relativiser, sur quoi doit-on se baser pour déterminer l’éducation appropriée, ou encore pour distinguer le bien du mal ? Dans cet article, nous référant aux valeurs et pratiques du peuple sénoufo d’hier, nous proposons des valeurs et mécanismes endogènes comme possible voie d’inculquer la culture de la paix.
Les Sénoufo d’hier
Hier, au Mali comme ailleurs dans plusieurs communautés d’Afrique noire, l’éducation d’un enfant avait pour objectif de faire du jeune enfant un membre entier de la communauté, connaissant ses droits et devoirs envers la société. Cette période d’éducation s’appelle « l’initiation ». Pour le peuple sénoufo, l’initiation permet de transmettre à l’enfant des valeurs nécessaires pour son intégration dans son milieu de vie. On lui apprend l’histoire de son village, l’art de vivre, l’art de gouverner, la pharmacopée, la fabrication des instruments ou outils de travail et l’apprentissage des exercices servant à développer l’endurance. Autrement dit, l’initiation est pour le peuple sénoufo un contrat social établi entre la société et l’individu. C’est une sorte d’université où un membre de la société recevait l’illumination qui le transformait de son animalité (état présocial) à l’état d’homme (nature humaine).
De même, dans le but d’assurer la perpétuité et l’harmonie sociale de la communauté, chaque adulte a le devoir de participer à la formation intégrale de l’enfant. Ainsi, l’enfant sénoufo d’hier appartenait à toute la société et son éducation était une œuvre communautaire. Selon Holas Bohumil[1], l’initiation chez les Sénoufo consistait en la formation technique et philosophique des citoyens pour qu’ils soient dignes d’un ordre social fondé sur certaines valeurs. Pour Roland Colin[2], ce genre d’éducation était le système unificateur le plus complet assurant l’ordre social entre les générations, entre les sexes, entre les humains et les génies. Bref, on recherchait une formation holistique : l’éducation de « tout Homme et de tout l’Homme ». L’ultime but recherché par l’éducation d’hier était avant tout d’assurer l’harmonie, voire la paix, dans la communauté et entre les communautés.
Pour y parvenir, la société d’hier possédait des valeurs et mécanismes communs qui lui permettaient de distinguer le bien du mal et de construire une société apaisée. A titre d’exemple, chez les Sénoufo, le Grand Calao (Zhigban / Zhigbannawo en langue sénoufo) est l’oiseau symbole d’une éducation accomplie. Par sa vertu rituelle, le grand calao symbolise la fécondité, la sagesse et la sécurité. Par sa forme, chacun de ses membres constitue un creuset d’enseignements appropriés aux jeunes initiés :
-Sa grosse tête est symbole d’une « bonne mémoire » : le jeune initié doit savoir retenir les enseignements.
-Son bec fermé et posé sur le ventre symbolise la maîtrise de sa langue : le jeune initié doit savoir maitriser sa langue, être discret et faire surtout attention à ne pas dévoiler ce que l’on apprend dans le bois sacré.
-Ses ailes écartées montrent que le calao s’apprête à voler : c’est un conseil au jeune initié d’être toujours prompt au travail ; une manière de lui dire : ‘ne mendies pas, mais nourris-toi, toi-même !’
-Ses pattes droites sont des symboles de la droiture et l’honnêteté que l’initié doit s’approprier: il ne doit ni mentir ni voler ou encore commettre l’adultère.
Aujourd’hui
Le constat est amer. Force est de constater que nombre de jeunes d’aujourd’hui sont sans repères ! Ils sont en rupture avec leurs racines culturelles et valeurs sociétales. C’est l’origine de nombreux conflits qui fragilisent notre société actuelle. Ignorant les codes d’éthique, de citoyenneté et de patriotisme, les jeunes sont souvent victimes de manipulations idéologique et financière, facilement enrôlés dans le banditisme, la délinquance et des scènes d’extrémismes.
De nos jours, on assiste impuissamment au manque de valeurs et de mécanismes d’enseignements majestueux à l’image de ceux attribués au grand calao. Nous remarquons cependant que la situation de guerre et de conflits intercommunautaires au Mali a éveillé la conscience de plusieurs leaders religieux, politiques et coutumiers. Plus particulièrement, la société malienne devient de plus en plus consciente du fait que l’éducation efficace et le développement durable et respectueux de toute société humaine passent d’abord par l’apprivoisement de sa propre culture.
L’Église au Mali en général et la Société des Missionnaires d’Afrique en particulier ne sont pas restés en marge. Elles contribuent et participent à l’éveil des consciences et d’une culture de la paix et à la cohésion sociale, tout en ayant pour souci permanent la valorisation des mécanismes endogènes de nos cultures, notamment à travers le ministère de l’inculturation. Pour preuve, dans les plans stratégiques pastoraux de presque tous les diocèses du Mali, un accent particulier est mis sur la reconstruction de l’ordre social à partir des valeurs de nos propres cultures. C’est à la fois un appel à redécouvrir les valeurs de nos pratiques culturelles et un appel à des réponses éclairées par les valeurs évangéliques.
La société malienne regorge d’une richesse culturelle et des mécanismes endogènes inestimables qui peuvent être de véritables vecteurs de la consolidation de la paix et de la coexistence pacifique. Dans plusieurs communautés maliennes, par exemple, se trouvent des mécanismes endogènes comme le sinankunya (relation à plaisanterie), le maaya (l’humanisme), le jatigiya (l’hospitalité), le koreduganya (confrérie traditionnelle chargée de prévention et de gestion des conflits). Ce sont, entre autres, des voies et moyens, malheureusement déchirés par la violence qui ronge le Mali depuis plus de dix ans. L’Église est plus que jamais appelée à redécouvrir ces valeurs et mécanismes endogènes afin de proposer des pistes d’évangélisation plus accessibles à ses contemporains, notamment à la crème de notre société, qu’est la jeunesse.
Le Centre Culturel Sénoufo à Sikasso (CRSPCS), le Centre d’étude de langue (CEL) à Faladjé – Kolokani, l’Institut de Formation Islamo-chrétienne (IFIC) et le Centre Foi et Rencontre (CFR) à Bamako, fruits des initiatives des Missionnaires d’Afrique, sont parmi les plate-formes d’apprentissage et d’approfondissement de ces valeurs sociétales de la coexistence pacifique. L’existence de ces structures est non seulement un témoignage palpable de la volonté de l’Église de reconstruire l’ordre social bafoué par la violence, mais aussi de donner à la société malienne l’occasion d’approfondir sa connaissance de l’autre dans sa différence.
[1] Holas Bohumil, Les Senoufo (y compris les minianka), l’Harmatan, Paris, 1957
[2] Colin Roland, Kénédougou, visage du monde des Sénoufo du Nord au tournant de l’histoire. In : Sénoufo du Mali, Paris, Revue Noire Éditions, 2006, pp.80-87.
Par: Bruno Ssennyondo, M.Afr.