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Ph. Docq
Intégrité et mission, toujours d’actualité
Stéphane Joulain, M.Afr. (dans le Petit Echo n° 1114)
Au début des années 1960, notre Société mit fin à la publication de ce que l’on appelait les directoires. Ces documents prévoyaient les différents aspects de la vie des missionnaires. On y retrouvait des directives très claires quant à la manière d’être en relation avec les autres : hommes, femmes et enfants, laïcs et religieuses. On y retrouvait des indications sur les lieux où recevoir les personnes que les missionnaires accueillaient : dans les bureaux, jamais dans les chambres, etc. La Société était consciente depuis le début de sa fondation des limites de la nature humaine et des risques que ces limites faisaient planer au-dessus de l’œuvre des missions. Puis, plus rien. Les vents de liberté des années 1960-70 balayèrent ces documents. Seule la conscience individuelle devait être le guide pour discerner la moralité et l’intégrité de l’action du missionnaire.
Cette méconnaissance de la nature humaine, pour une Église qui s’autoproclamait pourtant par la voix de Paul VI comme « experte en humanité », amena de nombreux maux. Même s’ils n’étaient pas nouveaux, ces maux furent dramatiques pour beaucoup. Le risque, en supprimant toute forme de discipline ou de législation, est que l’individu se retrouve confronté à la dictature de son ego et de sa toute-puissance. Si l’individu n’a pas internalisé un cadre inhibiteur à sa toute-puissance, les dérives sont un risque très réel. L’apport d’un cadre inhibiteur externe, qui rappelle la loi fondamentale du respect de l’altérité du prochain, est alors indispensable. Autrement, le risque est trop grand que ce qui est central ne soit plus l’annonce de la Bonne Nouvelle du Christ ressuscité, mais l’annonce de la supériorité du missionnaire sur le reste des fidèles.
Heureusement, la vaste majorité des missionnaires sont des hommes de foi et de moralité, entièrement donnés à la mission du Christ, avec leurs limites certes, mais avec une générosité et un amour du prochain évidents. Toutefois, certains se sont glissés dans notre Société avec une intégrité moindre, et ils se sont alors servis de leur prochain ; ce sont les mercenaires pour lesquels « les brebis ne comptent pas vraiment », dont parle le Christ (Jn 10,13) ; ce ne sont pas des missionnaires.
Mesures récentes
Il était donc devenu important d’avoir dans notre Société des cadres clairs pour protéger ceux que nous servons. Pour cela, dès 2008, notre Société s’est dotée de ses premiers instruments pour encadrer le ministère auprès des plus vulnérables. Ces instruments ont été révisés régulièrement jusqu’à nous donner notre Politique actuelle sur la prévention des abus (2015), ainsi que différents outils du vade-mecum pour la gouvernance ou pour la formation initiale. Au niveau des provinces et des secteurs, différents instruments plus contextualisés ont été élaborés.
Certains, bien souvent les confrères ayant le plus de difficulté avec leur toute-puissance, les ont perçus comme une limitation de leur liberté. Mais ces instruments ne sont pas là pour limiter la liberté, mais pour protéger les plus faibles.
Certaines infoxs (fakenews) ont alors commencé à circuler ; par exemple, affirmer que l’on ne pouvait plus toucher les enfants même pour les bénir ; dire qu’une chasse aux sorcières était organisée ; que le coordinateur à l’intégrité du ministère (CIM) était le nouvel inquisiteur ; que le droit canonique et notre serment seraient suffisants, etc.
Ces infoxs sont autant de fantasmes qui reflètent la difficulté à intégrer de nouveaux paramètres de travail missionnaire et la difficulté de certains à sortir de la toute-puissance. Cela reflète aussi une autre difficulté : celle d’intégrer l’obéissance à la chasteté.
Soyons ici très clairs, il n’a jamais été interdit de « toucher chastement » les enfants pour les bénir. En Afrique, c’est fréquent à la fin de la messe de voir les petits venir vers le prêtre pour recevoir leur bénédiction ; c’est une belle expérience évangélique ; cela, il n’est pas question de l’interdire. Ce n’est pas ce qui se passe devant tout le monde qui est source d’inquiétude, c’est ce qui se passe derrière des portes closes, loin du regard inhibiteur d’autrui, qu’il faut encadrer.
De même aucune chasse aux sorcières n’est organisée mais, comme demandé par l’Église universelle et les successeurs de l’apôtre Pierre, nous devons répondre à un devoir de justice envers celles et ceux qui ont souffert des comportements de certains de nos confrères et ont dû vivre pendant des dizaines d’années, parfois toute leur vie, avec des conséquences dramatiques, pendant que le confrère, auteur des abus, continuait lui à jouir de tous les bienfaits de notre petite Société.
Le CIM n’est pas non plus un inquisiteur. Les seules personnes pouvant exercer le pouvoir de gouvernance dans notre Société concernant ce genre d’affaires sont le Supérieur général et les provinciaux. Ils sont les seuls autorisés à entreprendre les procédures canoniques qui pourraient s’imposer. Le CIM agit simplement comme conseiller et peut parfois rappeler le cadre de la loi.
Finalement, ni le droit canonique ni notre serment ne sont des instruments suffisant pour assurer une prévention efficace et une protection maximale des plus vulnérables. C’est pour cette raison que le Vatican, en particulier la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, a dû compléter les outils à sa disposition pour œuvrer à rendre la maison Église plus sûre. Tous les diocèses du monde, les congrégations religieuses et les Instituts de vie consacrée ont aussi été invités à le faire. Nous devrions nous réjouir que, depuis 2008, nous ayons de tels instruments dans notre Société.
Le serment ne parle pas de la protection des plus vulnérables ; peut-être devrait-il le faire ? C’est une question légitime. Dans le passé, le serment n’incluait pas la formule d’engagement au célibat, puis elle fut introduite. Pourquoi ne pas introduire une petite formule dans laquelle nous nous engagerions à respecter l’intégrité physique, morale et spirituelle des personnes que nous servons ?
Le cardinal Lavigerie
Notre fondateur était très conscient des risques de l’apostolat missionnaire sans cadre précis. Je l’avais déjà rappelé dans un numéro précédent du Petit Écho. Notre archiviste à la maison généralice me partagea récemment un autre texte intéressant de notre vénéré fondateur. Alors qu’il était bloqué à Carthage à cause d’une épidémie de choléra (circonstances passées qui nous semblent aujourd’hui plus familières), il écrit, en 1885, aux missionnaires en retraite spirituelle. Au milieu de différents encouragements face aux critiques extérieures, il signale toutefois une situation de dérive intérieure inquiétante déjà à l’époque : « C’est donc à vous, mes chers enfants, que je m’adresse aujourd’hui.
La malice et l’audace de vos ennemis échappent à votre action et vous devez être résignés à les subir. Mais ce qui dépend de vous, c’est d’éviter tout ce qui pourrait dans votre vie de missionnaires refroidir le cœur de Dieu, arrêter le cours de ses bénédictions et amener ainsi une ruine bien plus douloureuse encore et plus irrémédiable que celle qui viendrait du dehors (…) Par suite des plus graves motifs et dans la crainte de malheurs à jamais déplorables, je me vois obligé de mettre un terme aux rapports trop fréquents et trop étroits qui existaient presque partout entre les sœurs et les missionnaires. Je laisse à votre père supérieur le soin de vous donner à cet égard les éclaircissements et les détails que la prudence m’empêche de confier au papier. Je me borne à dire que, de plusieurs côtés à la fois, 1l m’est arrivé, de personnes les plus graves et les moins suspectes de partialité, des observations et des plaintes sur ces rapports trop multipliés et sur les calomnies qui en étaient la conséquence. Après avoir donc pesé devant Dieu toutes ces considérations, J’ai décidé également de séparer complètement, au moins pour un temps et jusqu’à ce que les congrégations aient vieilli, la direction des sœurs et celle des missionnaires, quant à sa direction générale et particulière. » (Cardinal Lavigerie, Anthologie de textes, volume V (1885-1887), 29e texte : Lettre aux missionnaires réunis pour leur retraite annuelle à Maison-Carrée, 19 septembre 1885).
Notre fondateur était un visionnaire et un homme d’intégrité morale certaine. Il savait tous les dégâts que peuvent faire certains comportements : dégâts sur les personnes, dégâts pour l’annonce de la Bonne Nouvelle. Puissions-nous puiser à son exemple notre détermination et l’intégrité nécessaire à notre mission !